« Pour la liberté » : quand la « culture de la manif » se transmet de générations en générations

Descendre dans la rue est une tradition française. Mai 68, réforme de l’enseignement en 1984, Mariage pour Tous en 2013, «Je suis Charlie» en 2015, les Gilets jaunes en 2018, en faveur du climat en 2019, contre la réforme des retraites en 2020 et dernièrement contre la loi sécurité globale fin 2020… Presque tous les ans, les Français descendent dans la rue pour manifester leur colère ou leur soutien. Une culture nationale transmise de pères en fils.

A 61 ans, Francine est une « habituée des manifs ». Décembre 2019, hors de question pour elle de rater l’occasion de descendre dans la rue pour défendre « son droit à une retraite décente » mais aussi « celle de ses enfants et petits-enfants ». Alors elle n’y est pas allée toute seule. Sa fille Agnès, son gendre Sébastien et leurs deux filles Amélie et Lola étaient là. « Manifester est une affaire de famille, surtout quand il s’agit de défendre des droits qui nous concerne tous », argue fièrement Francine. « Et c’est marrant de faire ça avec ses parents et sa mamie », complète Lola. Âgée de 18 ans, elle était « une des plus investies de sa classe » et « connaissait par coeur » les questions autour de la réforme des retraites. « Les autres disaient que ça ne les concernait pas mais je leur répétais que si, que nos aïeux s’étaient battus pour avoir des droits, et que c’était notre rôle de prendre la relève ». Protéger la démocratie, soutenir les droits fondamentaux pour les générations futures… La famille Meunier se sent investie d’une mission : défendre la liberté.

Prendre part à l’Histoire

Une tâche que Michel a aussi épousée et ce, dès mai 1968. Alors âgé de 19 ans, étudiant en histoire à La Sorbonne, il n’hésite pas une seconde pour rejoindre les cortèges. Tout a commencé pour lui la nuit du 10 au 11 mai, « un moment historique », se rappelle-t-il encore. À 17 heures, il était autour du lion de Denfert-Rochereau (Paris) avec près de 5000 autres jeunes, venus de presque toutes les lycées parisiens. Deux heures plus tard, « la place était bondée, tous mes copains de la fac étaient arrivés, c’était incroyable ». Le cortège de manifestants revendique une école plus libre, avec plus de moyens, mais demande aussi de « libérer les camarades » de Nanterre, dit-il, emprisonnés après avoir occupés la prestigieuse fac parisienne.

Quand la nuit tombe sur la capitale, « tout s’embrase », se rappelle Michel. « C’était impressionnant ». Passionné de politique, l’étudiant voulait « prendre part au débat » mais s’est rapidement trouvé au coeur « d’une des nuits les plus violentes qu’a connue Paris ». Barricades construites de bric et de broc, pavés et parpaings jetés sur des policiers insultés. En quelques heures, le quartier Latin est mis à feu. Voitures, barricades, pneus sont brûlés et illuminent l’épaisseur de cette nuit historique où les rapports de forces classiques se sont effondrés. Les affrontements entre les forces de l’ordre et les manifestants ont été d’une rare violence.

« Les policiers étaient même obligés d’enflammer leurs propres barricades pour se protéger des hordes d’étudiants », raconte Michel, encore ébahi par la tournure des événements. Une fois la lutte commencée, les jeunes ne pouvaient pas faire demi-tour, « il fallait aller au bout, attendre la réaction du gouvernement ». Davantage spectateur qu’acteur, Michel écoutait la radio « pour savoir ce qu’il se passait ailleurs et suivre le déroulé de l’action ». Une nuit durant laquelle l’histoire du mouvement a basculé, faisant basculer ensuite la France dans la grève générale.

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Un virage de l’Histoire, vécu dans la rue, aussi par Léa, aujourd’hui âgée de 22 ans. Le 1er décembre 2018, elle avait trois ans de moins, elle sortait du lycée et commençait sa première année d’école de commerce. Depuis trois semaines, des centaines de Français se réunissaient autour des ronds-points, habillés de gilets jaunes pour dénoncer la hausse du prix de l’essence, la mise en place de la taxe carbone, et la baisse, en conséquence, de leur pouvoir d’achat. Convaincue par sa tante, Léa descend dans la rue pour la première fois. « Elle habite avec son mari à Châteauroux et doit prendre sa voiture pour faire ses courses, aller au travail, accompagner ses enfants à l’école. Tout… », raconte l’étudiante.

Léa souhaitait dénoncer une injustice, mais aussi « voir ce qu’il se passait », « prendre part à l’histoire», avoue-t-elle sans se douter que les événements allaient dégénérer. Au sein du cortège, elle « discute avec les autres manifestants », « apprend plein de trucs », et « touche à une réalité qui n’est pas la sienne », mais qu’elle souhaite défendre. Les événements tournent à l’affrontement une fois la foule réunie autour de l’Arc de Triomphe. « Les gens ont commencé à s’énerver, puis il y a eu un mouvement de foule à ma gauche, tout le monde a bougé d’un coup et en quelques minutes, je me suis retrouvée coincée entre les manifestants et les policiers. J’ai été gazée », se souvient-elle. La jeune femme en ressort marquée, et hésitera longtemps à battre le pavé une nouvelle fois. « J’ai eu peur, lâche-t-elle, mais je ne regrette pas d’y avoir été, c’était incroyable à voir ». À la fin de la journée, Paris est dévastée, le grand Arc crayonné, et la France choquée.

Quarante années les sépare mais Michel et Léa ont tous les deux été profondément marqués par cette violence qu’ils qualifient « d’inouïe » et « historique ». Aucun des deux n’arrivait avec la volonté de « casser du flic » mais ils se sont tout de même retrouvés au coeur de mouvements de haine et de colère envers les forces de l’ordre. « Ce n’est pas contre eux en tant qu’hommes, répond Léa, mais contre ce qu’ils représentent ». Elle témoigne d’une colère contre un régime établi, une volonté de changer un monde et d’avoir sa voix au chapitre. Pour l’historien Sylvain Bouloque, « les manifestations n’ont pas vraiment changé aujourd’hui et ne sont pas plus violentes ». Spécialiste de la gauche radicale, il ajoute que « jusque dans les années 70, elles l’étaient même bien plus, et occasionnaient régulièrement des morts. À l’époque la rue avait une sorte de pouvoir politique symbolique qui s’est peu à peu perdu. Aujourd’hui la violence des manifestants s’oppose à celle dont font preuve les forces de l’ordre ».

«À l’époque la rue avait une sorte de pouvoir politique symbolique qui s’est peu à peu perdu. Aujourd’hui la violence des manifestants s’oppose à celle dont font preuve les forces de l’ordre»

Sylvain Bouloque, historien spécialisé dans la gauche radicale.

S’affranchir d’un pouvoir politique ou économique, se libérer d’une autorité excessive est souvent une motivation pour les jeunes manifestants. « C’est vrai qu’on avait de grands idéaux, se rappelle Michel, mais on y croyait. On avait soif de liberté ». Un désir partagé par Léa qui souhait aussi s’émanciper de ses parents. « Ils n’étaient pas d’accord et je voulais leur montrer que j’avais mes propres idées ». Peut-on aller trop loin pour ses convictions ? « Oui, certainement, répond Michel, mais le problème est que la violence est souvent un levier pour faire bouger les choses ». Voir les jeunes générations prendre la relève et battre de nouveau le pavé est toutefois pour lui signe « de la bonne santé de la démocratie ». Pour l’actuel retraité, ancien professeur d’histoire, « il faut que les jeunes s’approprient leur époque, vivent leurs combats ». Et si besoin, « il descendra de nouveau dans la rue, à leurs côtés, sans hésitation. Plus on est nombreux, plus nos voix seront entendues ».

Marie-Liévine Michalik et Tom Hollmann